Chaque année, les étudiantes et les étudiants du Master en sciences du Langage passent de la théorie à la pratique au cours d’un stage de terrain. En 2023, c’est la ville de Marseille qui a été choisie comme lieu d’exploration de pratiques et de cultures langagières.

Découverte guidée des quartiers de Marseille avec le sociolinguiste Méderic Gasquet-Cyrus. Le quartier de Noailles.

Apprendre en faisant

Gare de Lyon, 21 mars 2023, 9h33 – Cinq étudiantes et deux enseignantes du master de recherche en sciences du langage, parcours « Signes, Discours, Société », montent dans le train pour Marseille, équipées de caméras et de microphones, de carnets de notes et d’adresses ainsi que de bonnes chaussures de marche. La sensibilisation à la méthodologie du travail de terrain, caractéristique de la sociolinguistique, s’est faite tout au long des études et la plupart des étudiantes ont déjà eu des expériences ethnographiques. Mais le moment est enfin venu de mettre en pratique une enquête planifiée dans le cadre de l’unité d’enseignement « stage de terrain » au courant de la deuxième année de master. En fonction du sujet de mémoire respectif, il s’agit pour les étudiantes d’observer le langage dans sa dimension sociale à partir de pratiques graphiques ou orales situées : elles avaient le choix de décrire les dynamiques sociolinguistiques en observant le « paysage linguistique » de la ville, d’étudier la construction des frontières et des rapports sociaux entre communautés langagières à partir des pratiques et cultures langagières, de s’intéresser aux processus communicatifs de construction et d’appropriation de l’espace… Dans le croisement entre la variation du français, l/des langues régionales et de l’immigration, les contacts et échanges culturels transfrontaliers, les objets à étudier sont illimités en France, et les grandes villes sont des terrains de prédilection des sociolinguistes. Avec le choix de Brest et Marseille comme lieux de stage, ces deux dernières années, nous nous sommes intéressé.e.s à des villes portuaires avec une géographie, une histoire et des dynamiques sociolinguistiques tout à fait différentes.

 

À la découverte des dynamiques sociolinguistiques de Marseille

L’enthousiasme de pouvoir s’immerger dans le terrain de Marseille, particulièrement dynamique d’un point de vue sociolinguistique, comme en témoigne une bibliographie scientifique ample, n’était, cependant, pas partagé par toutes au départ :

Zahra : « Au début j’étais déçue quand vous avez annoncé que le stage aura lieu à Marseille. Je voulais connaître la Bretagne. »

Mais Marseille a vite déstabilisé ses propres représentations préfaites, et permis d’en découvrir de nouvelles facettes :

Sonia : « Marseille ressemble à Alger comme deux cheveux. »
« Marseille est une ville italienne » (entretien de Mélanie et Zahra avec une réalisatrice de films marseillaise) .
« C’est très très chargé, Marseille. […] Arabes, Africains, il y a beaucoup d’étrangers. » (entretien de Mélanie et Zahra avec une membre de l’association « Mot-à-Mot »).
« Dans le chantier d’insertion Acta Vista, dans le grand château, il y a beaucoup d’étrangers, beaucoup de différences. Il y en a qui viennent de l’Afghanistan, des Syriens, Algériens, Marocains, c’est varié » (entretien avec une élève du cours de français de l’association Mot à Mot).
« A la recherche de l’occitan » (titre du rapport audiovisuel final de Natálie).

Paysage linguistique des puces de Marseille dans les quartiers Nord.

Réaliser une enquête de terrain en moins d’une semaine

Bien sûr, cinq jours sont loin d’être suffisants à la compréhension de pratiques des acteurs rencontrés sur le terrain. Atteindre un certain degré de compréhension de leurs activités et de leur environnement demande un engagement, une présence et une participation à plus long terme. Il ne s’agissait donc que d’une initiation visant à sensibiliser à la recherche de terrain en éprouvant la complexité d’une telle approche sous différents aspects.
Établir un état de l’art et mobiliser des contacts avant le départ et sur place permettaient de contextualiser les projets de recherche des étudiantes et préparer les enquêtes de terrain. Ces projets concernaient la survie des langues régionales, la communication interculturelle, la construction d’identités en migration, les enjeux de colonialité et de genre liés au langage. A cette étape, grâce aux contacts avec des amis, des collègues marseillais et avec leurs réseaux, nous avons pu établir un carnet d’adresses et prendre quelques rendez-vous préliminaires qui nous permettraient de gagner du temps. Sur place, Médéric Gasquet-Cyrus, spécialiste de la sociolinguistique marseillaise, et l’association Mot à Mot , nous ont fourni les clés en matière de lecture du paysage sociolinguistique. Nous étions alors prêtes à suivre, chacune de son côté ou en équipe, les multiples pistes et parcours de recherche dessinés dans les rencontres que nous avons eues et organisées au fur et à mesure.
 

« Dans leur regard »

En fonction des sujets et des approches choisi, nous avons chacune découvert diverses facettes de la ville de Marseille, parfois très différentes : Noailles, la Belle de Mai, Belsunce et les quartiers du Nord pour les unes, La Plaine, le Panier, l’Estaque et le Vieux Port pour les autres, ou la ville entière vue à travers le prisme du genre : Dilara s’est fait guider par les messages genrés de « voix silencieuses » (terme utilisé dans son rapport audiovisuel de fin de stage) inscrits dans des graffiti, stickers et autres support partout en ville ; Natálie a eu la chance de suivre les traces d’un locuteur du provençal en ville et s’est retrouvée en chantant dans un atelier de chant polyphonique de l’organisation L’Ostau dau País Marselhés ; Mélanie, Sonia et Zahra ont pu approfondir les enjeux identifiés dans le cadre des cours d’arabe et de français proposés par l’association Mot à Mot lors d’un dîner chez l’une des participantes. De multiples échanges plus ou moins spontanés ont eu lieu entre membres de l’équipe de chercheures et avec d’autres acteurs et chercheur.e.s sur place le matin et le soir à l’auberge, sur le chemin et lors de repas et activités partagés ou encore à la cuisine de la Cantine du Midi.

Boutique et atelier Aterra de santons de Provence dans le Panier.

« Le terrain transforme »

L’accueil chaleureux des acteurs sur place, le grand soleil, le ciel bleu et la lumière particulière de la Provence ont été bienvenus après un long hiver parisien. Mais partager un petit moment intense avec des acteurs sur place oblige aussi à s’immerger dans les contradictions du terrain, se charger de certaines de leurs inquiétudes et préoccupations, de vivre les expériences qu’ils font depuis leur place sociale particulière, s’imprégner de l’espace et de son ambiance. Ce n’était pas le vol du portable de l’une d’entre nous, les manifestations contre la Réforme des Retraites, la fausse alarme de feu vers 1h30 du matin dans l’auberge ni la valise disparue dans le train qui nous ont marquées le plus, mais c’est par ces rencontres que Marseille laisse des traces.
Les rapports d’enquête que les étudiantes ont rendus à la fin de stage en format audiovisuel transforment cet apprentissage en message :

 
Un locuteur de l’occitan en conversation avec Natálie : « Quand tout le monde la parlait il y a 150 ans, on disait que c’était une langue morte, alors que tout le monde la parlait. Et maintenant que plus personne ne la parle mais qu’elle est écrite, enseignée, on dit maintenant qu’elle est une langue morte. Alors qu’il y a 150 ans, c’était une langue morte parce qu’elle n’était pas enseignée, parce qu’elle n’était pas écrite. Comme les critères changent, les critères pour déterminer si une langue est vivante ou si elle est morte, je ne sais pas quel sera son avenir. »
 
Dilara, en conversation avec les messages affichés en ville : « J’existe. Et toi aussi, tu existes… Même si on est une femme. »
Zahra et Mélanie, en conversation avec une réalisatrice de film marseillaise : « Moi, ma patrie c’est l’immigration. Ce n’est pas la France ni l’Algérie. C’est ça ma culture : c’est celle de l’immigration. » « À chacun son histoire. »
 

Grâce à ce stage, à travers des pérégrinations et ces rencontres, nous avons pu mettre en pratique nos connaissances théoriques et adapter nos problématiques à un terrain vaste et diversifié. Nous avons appris à regarder la ville et ses dynamiques sociolinguistiques sous un autre angle, ce qui nous a permis d’aboutir à certaines conclusions dans notre enquête sociolinguistique. Cependant, la fin de notre séjour n’a pas mis fin à l’enquête en tant que telle, car Marseille nous a laissées avec beaucoup d’impressions et suscité de nouveaux questionnements.

Pour aller plus loin

La recherche de terrain donne une idée, en si peu de jours, de ce qu’est une enquête ethnographique, toutefois il reste ensuite à en « faire » quelque chose, à le traduire en mots et en images. Des petits films d’étudiantes sont en cours de montage. Voici un des films de préparation à l’enquête réalisé par Zahra, lors de l’enseignement d’initiation à l’audio-vidéo en janvier dernier. (Mot de passe : ZAHRA)

 

Références

Blanchet, Philippe. 2012. La linguistique de terrain. Méthode et théorie. Une approche ethnosociolinguistique. Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

Boutet, Josiane. 2021. « Enquête » : Langage et société, Hors série (HS1): 129‑34.

Bulot, Thierry. 2001. Espaces de discours (pratiques langagières et représentations sociolinguistiques). HDR. Unievrsité de Rouen.

Calvet, Louis-Jean. 1994. Les voix de la ville. Introduction à la sociolinguistique urbaine. Paris, Payot.

Chaudat, Philippe et Leservoisier, Olivier. 2022. « De l’apprentissage du terrain au terrain comme apprentissage. L’expérience d’une pédagogie inversée ». Emulations – Revue de sciences sociales, 39‑40: 31‑50.

Gasquet-Cyrus, Médéric. 2015. « “Je vais et je viens entre terrains” Réflexions sur le terrain dans la théorisation sociolinguistique: » Langage et société N° 154 (4) : 17‑32.

Géa, Jean-Michel, et Médéric Gasquet-Cyrus. 2017. « Introduction. Approche sociolangagière des changements urbains et de la gentrification à Marseille »: Langage et société N° 162 (4): 9‑19.

Gorter, Durk. 2006. Linguistic Landscape: A New Approach to Multilingualism. Clevedon: Multilingual Matters Ltd.

Gumperz, John J. 1964. « Linguistic and Social Interaction in Two Communities ». American Anthropologist 66 (2): 137‑53.

Héran, François, Alexandra Filhon, et Christine Deprez. 2002. « La dynamique des langues en France au fil du XXe siècle ». Population & Sociétés, 376: 1‑4.

Labov, William. 1972. Language in the Inner City: Studies in the Black English Vernacular. Philadelphia, Philadelphia: University of Pennsylvania Press.

Schegloff, Emanuel A. 1971. « Notes on a Conversational Practice: Formulating Place ». In Language and Social Context, édité par Pier Pablo Giglioli, 95‑251. Baltimore: Penguin Books.

 

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